Arnaud Marion, qui a commencé sa carrière en dirigeant des entreprises in bonis, en particulier dans le secteur bancaire, a opté depuis de nombreuses années pour la profession de manager de transition d’entreprises en situation de crise, dans laquelle il est vite devenu un des acteurs majeurs. Dans son dernier livre, il partage les leçons tirées de ses expériences. Le livre d’Arnaud Marion est un alliage de réflexions et d’outils pratiques qui va certainement passionner tous ceux qui participent, à des degrés divers, au traitement des difficultés des entreprises.
Mon propos n’est pas de commenter ce livre, mais de partager une réflexion qui m’est venue à la lecture du titre Partout où je passe, les mêmes erreurs.
Si les aléas des affaires peuvent parfois suffire à expliquer l’origine des difficultés, il est tout à fait exact que l’on observe régulièrement les mêmes types d’erreurs de management dans les sociétés en crise. Le plus troublant est que l’on peut relever le même type d’erreur, quel que soit le niveau de compétence du management. C’est à ce stade qu’il devient intéressant de faire appel à l’économie comportementale et d’introduire la notion de biais cognitif.
Pour poser le bon diagnostic et permettre un rebond efficace il faut se poser la question : quels biais cognitifs ont catalysé les difficultés de l’entreprise ?
It ain’t what you don’t know that gets you into trouble. It’s what you know for sure that just ain’t so – Mark Twain
Pro-créancier ou pro-débiteur, destruction créatrice ou préservation des savoir-faire, il existe des débats animés en matière de traitement des difficultés des entreprises. Mais il y a un consensus qui porte sur l’aveuglement des managers à l’orée des difficultés.
On constate un déni des signes avant-coureurs de la sous performance et de sa durabilité. « Tout est sous contrôle, il y a eu des phénomènes ponctuels défavorables, l’année prochaine les perspectives sont très bonnes. »
Il serait tentant d’inculper les dirigeants pour incompétence mais pourtant sur le terrain on constate que des gens brillants et compétents ont été victimes de cet aveuglement. A la lumière des dernières études de l’économie comportementale, il est même sage de considérer que tout un chacun pourrait être victime de ce déni. Nous sommes tout simplement humains et sous l’influence des biais cognitifs.
Les biais cognitifs qui agissent comme des œillères :
1. L’aversion à la perte et l’effet de dotation
C’est l’apport théorique le plus connu des économistes nobelisés Kahneman, Tversky puis Thaler. Perdre un euro nous cause plus de peine que gagner un euro nous apporte de joie. Cette aversion à la perte a même été constatée lors d’expériences sur les animaux.
De plus, nous développons rapidement un sentiment de propriété appelé l’effet de dotation. Voici une expérience qui illustre bien ce biais : prenez un groupe d’individus, présentez-leur un objet commun, puis donnez-en un exemplaire à la moitié du groupe (le mug de l’université dans les travaux de Thaler). Demandez à ceux qui ont reçu l’objet à combien ils le vendent et demandez aux autres à combien ils l’achèteraient. Ceux qui ont l’objet ont tendance à demander le double du prix qu’offrent les acheteurs (ces derniers étant d’ailleurs assez proche du prix du commerce). Les propriétaires, dotés depuis quelques instants seulement, ont une aversion à la perte de leur propriété qui a pour effet particulier de biaiser leur perception de la valeur de ce qu’ils possèdent.
2. Le biais de confirmation et le storytelling
Le biais de confirmation est un des biais les plus courants. Comme le définit Olivier Sibonny, nous avons tendance à privilégier les informations qui vont corroborer nos idées ou nos propres croyances. Ce biais nous pousse à ignorer les analyses alternatives, pouvant contredire nos convictions, quelles que soient leur qualité ou exactitude (faits avérés). L’effet « bulle » sur internet pousse au paroxysme le biais de confirmation. Nous vivons dans un monde où des conventions se tiennent avec des milliers de participants persuadés que la terre est plate. Ils cherchent dans le moindre détail des preuves de leur théorie, construisent des démonstrations élaborées et arrivent à parfaitement omettre l’évidence.
Un biais proche est le story telling : nous avons naturellement tendance à apprécier les contes plus que les comptes. C’est d’ailleurs l’arme fatale des escrocs et l’exemple le plus édifiant est sans doute celui des avions renifleurs : à trente années d’intervalle, la même histoire s’est répétée. Des investisseurs avec un track record irréprochable (Elf Aquitaine en 1975 et l’un des premiers soutiens de Google en 2004) se sont fait arnaquer par des pseudo-inventeurs qui leur faisaient miroiter la possibilité de détecter des nappes de pétrole depuis des avions équipés de détecteurs spéciaux. Les deux investisseurs ont perdu respectivement environ un demi-milliard de dollars dans la mésaventure. Quand l’histoire est belle, cohérente et vraisemblable, nous sommes peu enclins à contrôler sa réalité.
3. La surestimation
Il est probable que vous pensiez faire partie des 25% de la population qui conduisent le mieux…parce que plus de la moitié des gens pensent faire partie du quart des meilleurs conducteurs. Pire, les études de Dunning et Kruger ont montré que dans les civilisations occidentales, ce sont les personnes les plus incompétentes qui se surestiment le plus. La confiance en sa compétence et une nature optimiste sont des atouts indéniables pour un dirigeant…dans la plupart des cas, mais deviennent un lourd handicap lorsque des difficultés surgissent.
Conclusion : L’anticipation de la difficulté par le manager livré à ses biais, une gageure
Je ne vous apprendrai rien en disant qu’il est très dur pour les managers et leurs équipes d’accepter le risque de tout perdre, leur moyen de subsistance mais aussi leur activité dans laquelle ils sont investis. Ce qu’il faut retenir c’est que l’aversion à la perte va mécaniquement freiner encore plus cette prise de conscience difficile. Personne n’acceptera les signaux d’alerte d’emblée. Aujourd’hui plus qu’hier, l’entreprise affiche sa belle histoire, sa « reason why », sa stratégie historique qui est la meilleure possible, parce que c’est celle qui a toujours été défendue et qui a porté ses fruits. Il est plus aisé de laisser s’exprimer son biais de confirmation et son excès de confiance, plutôt que de révolutionner son modèle. Toutes les structures en difficulté prennent un temps de retard dans la mise en place du traitement curatif qui serait nécessaire.
Alors comment lutter ? Les chercheurs en la matière nous apprennent qu’il est impossible de se transformer et de « déprogrammer » ces biais qui sont propres au fonctionnement des êtres humains.
Il est essentiel que les chefs d’entreprises prennent conscience de cette réalité et intègrent le fait que tout individu, quelle que soit sa qualité, est enclin à commettre certaines erreurs. Dans une période de crise, lorsqu’il s’agira de prendre les décisions stratégiques qui vont déterminer le futur de la société, il faudra décider comment bien décider : donner du temps à la réflexion, ne pas décider seul, s’entourer d’équipiers et de conseils qui sauront être critiques et faire émerger le bon diagnostic.
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